Albert-Paul Granier

Le Cheval

C’était un grand cheval de guerre,
c’était un beau cheval au poil doré.

Jadis, la tête haute, et sa crinière
au vent, souple comme une bannière,
cambré, il inspectait les horizons,
pointant ses oreillles fauves,
et, lorsqu’au fracas des fanfares
et des canons,
il chargeait dans le tumulte,
détendant ses jarrets en catapulte,
ses naseaux contractés humaient la victoire,
et son hennissement, comme un coup de trompette,
– farouche, – disait sa joie vers les conquêtes.

Mais les jours aux jours se succédèrent,
la fatigue mordit sa chair,
déchira ses muscles superbes,
et, un jour,
son cavalier las
enleva la bride et la selle,
et, l’ayant caressé une dernière fois,
l’abandonna sur la route,
et s’en fut, sans se retourner…

Le grand cheval, la tête lasse,
l’oeil terne, les oreilles molles,
est là, tout seul, au bord du chemin,
au milieu des avoines folles,
sans même la force de songer,
aux combats rouges de naguère,
est là, tout seul, inerte et mou,
comme un mort qui serait debout,

C’était un grand cheval de guerre …

Les Coqs et les Vautours – 1914

Crépuscule

La nuit ouate de mystère la vallée
où flotte étrangement le fleuve endolori
– pâle lambeau de ciel meurtri,
arraché tout à coup par les obus rageurs
et tombé lentement des espaces
Dans la fosse de la vallée.

Un long morceau de ciel crépusculaire git
dans la vallée,
moribond et veillé par les peupliers gris
en rang comme des moines;
et, lentement prieuses, les étoiles
– très pales, dans l’ensanglantement du crépuscule-
palpitant leurs longs yeux humides de douceur,
pleurent le ciel cassé par les obus rageurs,
pleurent le ciel tué qu’ensevelit la brume.

Les Coqs et les Vautours – Sur la Meuse, 1915

 

Le Ravin

Au fond du grand ravin, hérissé de cailloux,
où la vapeur du lourd poison traîne et s’accorche,
le canon formidable, avec un bruit de cloche,
a roulé pesamment, comme un mort dans un trou.

Brisant leurs traits les six chevaux, comme des fous,
se sont enfuis parmi les éboulis de roches,
où l’écho des éclatements tonne, ricoche,
et déferle dans un vacarme de remous…

Et le grand canon noir, dans l’ombre du ravin,
gît, tout seul, renversé, béant, crispant en vain
ses larges roues, aux rais puissants, vers les tonnerres,

impassible sous la mitraille qui le mord,
immobile et muet, comme un grand aigle mort,
vers l’ennemi vainqueur dardant encor ses serres.

Les Coqs et les Vautours – Ravin de Beaumont. Bois des Fosses. 22 février 1916